Platini 1985, un tir dans la nuit du Heysel
Un jour un but – Le 29 mai 1985, Michel Platini inscrit sur penalty ce qui aurait dû être le but le plus important de sa carrière. La Juventus remporte en effet pour la première fois la Coupe des clubs champions. Mais nous sommes au stade du Heysel...
Platini frappe du pied droit, sur la gauche de Grobelaar qui est parti du mauvais coté. Le but est limpide, formel, classique. C'est le seul du match et il donne à la Juventus sa première coupe d'Europe des clubs champions. Il aurait dû figurer en bonne place dans la vidéothèque de tout juventino qui se respecte.
Mais ce soir-là à Bruxelles, la chose footballistique est bien dérisoire. Une heure avant le coup d'envoi d'une finale très attendue entre les deux meilleures équipes européennes du moment, une charge des supporters de Liverpool dans la tribune de ceux de la Juventus a provoqué une panique monstre. En cherchant à éviter les heurts, les spectateurs se sont précipités vers le bas du bloc Z où, sous la pression, un mur a cédé. Trente-neuf personnes ont trouvé la mort, six cents ont été blessées.
Un certaine indécence
Il y a donc quelque chose d'indécent à voir, deux heures plus tard, le buteur français hurler sa joie, lever le poing et se faire congratuler par ses coéquipiers. On reprochera d'ailleurs beaucoup à Michel Platini ce manque de retenue. Ce à quoi il répondra: "Ceux qui me reprochent cette joie n'ont jamais marqué un but de leur vie." Une réponse un peu bête, qui traduit surtout son incapacité à décrire ce qu'il a vraiment ressenti, à expliquer dans quelle situation surréaliste il se trouvait.
À l'heure où aurait dû être donné le coup d'envoi, la situation est on ne peut plus chaotique. Alors que les secours s'organisent tant bien que mal au pied du bloc Z, les forces de l'ordre se heurtent aux supporters les plus violents. Les Italiens provenant d'une autre tribune ont en effet décidé d'en découdre avec les Anglais. La police belge, en nombre insuffisant, est submergée. Curieusement, le reste du stade n'a pas conscience du drame, et les premiers sifflets se font entendre parce que le match n'a toujours pas commencé.
On ignore d'ailleurs si le match va vraiment avoir lieu. Nous sommes dans une situation complètement imprévue, qui dépasse alors l'entendement. Malgré de nombreux incidents lors les précédentes années, le phénomène hooligan n'a jamais été sérieusement appréhendé. À Bruxelles, organisateurs, dirigeants et forces de l'ordre sont démunis face à l'ampleur des événements. Les appels au calme ne font qu'attiser la colère du public, dont une grande partie attend sous le soleil depuis trois heures. Il a donc été décidé, dans l'urgence, de faire jouer ce match. Pour éviter qu'une annulation n'aggrave le problème.
Un vrai match
On a demandé aux joueurs de disputer le match, alors ils ont disputé le match. Pour de vrai. Les passes sont précises et les tacles appuyés. Ce n'est pas un grand match, mais un vrai match. Platini est dans un grand soir, il fait du Platoche et joue ses classiques: il récupère un ballon très bas, envoie une longue passe millimétrée dans la course de Zbigniew Boniek, lancé entre deux défenseurs anglais. Le Polonais fonce mais il est soudainement fauché par Gary Gillepsie. L'arbitre André Daina désigne aussitôt le point de penalty. La faute semble pourtant avoir été commise en dehors de la surface de réparation, ce que confirme le ralenti. Nous sommes à la 56e minute, et Platini transforme le penalty.
C'est donc une vraie finale qui se dispute devant des millions de téléspectateurs un peu ébahis. Une finale dont le déroulement aurait sûrement alimenté la polémique hors de son dramatique contexte. Peu après le penalty sifflé par erreur pour la Juve, M. Daina n'accorde pas la même faveur à Liverpool, alors qu'un tacle de Bonini sur Whelan, dans la surface italienne, n'était sans doute pas très régulier. Inévitablement, on a estimé que l'arbitre suisse avait reçu des consignes, celle notamment de faire gagner l'équipe italienne. André Daina s'est toujours défendu de cette hypothèse. S'il a reconnu ne pas avoir été très inspiré ce soir-là, ses erreurs ne répondent à aucune influence particulière.
Voir un psychiatre
Les acteurs du match semblent bien avoir tout oublié du drame, ou en tout cas de n'en avoir plus conscience. Déjà, lors de la photo d'équipe juste avant le match, Bruce Grobelaar, le gardien de Liverpool, faisait le clown pour les photographes. Zbigniew Boniek, après avoir été fauché par Gillepsie, a levé les bras en affichant un large sourire. Lorsque l'arbitre siffle la fin du match, une clameur de joie s'est emparée du stade, les joueurs de la Juve se sont congratulés, des supporters ont couru sur la pelouse, des reporters ont tenté d'arracher une déclaration. Dans les tribunes, on a agité écharpes et drapeaux, allumé quelques feux de joie. Comme si de rien n'était. Si la remise de la coupe s'est faite sans protocole, les joueurs de la Juve ont fait un tour d'honneur et l'ont brandie devant les tribunes. Dans la nuit, on a fait la fête dans les rues de Turin et le lendemain, à peine sortis de l'avion, les joueurs ont fièrement brandi le trophée.
Michel Platini n'est donc pas le seul à avoir eu une attitude une peu déplacée. Le capitaine français a souvent esquivé les questions sur son poing levé, soit en refusant de répondre, soit en donnant des explications contradictoires. Cette incohérence traduit surtout la confusion qui régnait dans les esprits au moment de jouer le match. Qui peut comprendre ce qui se passe dans la tête d'un joueur quand on lui demande de jouer pour calmer une foule, sans lui expliquer si l'enjeu sportif était maintenu ou non? Car il s'agissait de la finale de la Coupe d'Europe, l'objectif d'une saison, d'une vie, et non pas d'un match parmi d'autres.
Beaucoup plus tard, Platini avouera qu'en jouant, il avait complètement oublié les morts, et que pour expliquer cet oubli, il faudrait demander à un psychiatre. Inutile de chercher si loin. Nous avons tous joué au foot et le jeu nous a souvent permis d'oublier nos problèmes, nos doutes, nos souffrances. Cela n'excuse pas le geste de joie déplacé, mais cela l'explique un peu.
Platini, ses coéquipiers et ses dirigeants portent depuis autant le poids du drame que celui de leur honte, celle de n'avoir pas pris conscience de leurs obligations en cette tragique soirée du 29 mai 1985.