Petite histoire d’une frappe cadrée
Équilibre parfait, direction souhaitée, puissance au diapason. Au moment où il est déclenché, ce tir a tout du but qui marquera votre vie. Mais, sur le chemin des filets, il peut se passer pas mal de choses...
Vous avez tout mis, tout, absolument tout. Puissance et technique. Vu du banc, c’est la frappe de l’année, limpide, pure. Le pied d’appui parfaitement planté dans le sol, les épaules à l’équilibre et les bras mimant Jésus sur sa croix, la jambe de frappe qui s’élance et le pied qui embrasse le ballon avant de le propulser au nirvana du footeux: la lucarne. Propulsé du cou-de-pied, l’arrondi du ballon faisant corps avec la courbure de votre cheville, le cuir gicle, s’enfuit vers un destin glorieux.
Missile téléguidé
Voilà l’ogive qui part, tendue vers l’objectif lulu, le ballon comme figé qui s’en va vers le grand ciel étoilé du paradis des buteurs, traçant sa voie d’une trajectoire droite, comète jouissive présageant du bruit feutré d’un obus s’échouant dans le filet. Votre œil gourmand suit le vol de la balle comme petit nous suivions étendus dans les herbes les traits que les avions dessinaient dans le ciel. Elle s’éloigne de vous comme se rapproche le bonheur, celui d’un but qui entrera dans votre autobiographie personnelle aux chapitres "faits héroïques", racontable en toute occasion, et même aux enterrements. Peut-être même au vôtre, tiens.
Elle fuse dans l’air épais de cet après-midi automnal, sifflant doux aux oreilles de ceux qui, rien qu'au bruit, savent distinguer un tir d’une légende. Votre corps finit le mouvement, et, tout en ne lâchant pas votre perfection du regard, vous retouchez terre, le poing déjà serré, prêt à bondir vers le banc pour célébrer dignement cette réalisation hors norme. C’est rare, quand tout s’aligne si bien. Le petit décalage de Polo, votre 10 pourtant si avare en ballon propre, qui d’un trait vient d’éradiquer tout le milieu de terrain adverse. Ce petit contrôle, qui ne va pas subir les aspérités de la pelouse et qui vous permet d’enchaîner sur un décalage de l’extérieur du pied absolument splendide, et qui met sur le fessier cette saleté de tour de contrôle d’en face qui vous empoisonne la vie à chaque tentative d’approche.
La perfection faite frappe
Cette brèche qui survient, là, devant, qui vous offre les cages d’un petit gros puni depuis des années là-dedans, du fait d’un embonpoint dissimulé sous un maillot trop grand et d’une génétique contrariante qui lui a collé deux pieds gauches à la naissance. C’est ni trop loin ni trop près, l’angle qui s’ouvre à vous, c’est Rome vue du Palatino, c’est la multitude des possibilités, c’est Miss France version nymphomanes pour puceau introverti. Alors plutôt que le soupirail au ras du poteau ou que la frappe de mule pour transpercer le filet peu importe ou elle part, vous avez donc choisi l’équerre, parce que vous êtes un gourmand, un esthète, un insatisfait du beau. Mademoiselle Lulu est là, lascive, abandonnée, offerte, résolue à l’inexorable comme cette fille du lycée qui a feint l’indifférence avant de succomber à vos charmes.
Un instant vous avez cru qu’une barre transversale allait briser ce rêve vécu, comme on découvre que ce Bordeaux millésimé est bouchonné. Mais non, c’est indéniable, la conclusion se fera quelques centimètres dessous et la rencontre entre le sublime et la joie aura donc bien lieu. Dans la pureté cristalline de cet instant qui fait le football, vous allez affirmer votre place d’orfèvre et d’artiste, et plus prosaïquement asseoir votre statut de titulaire en pointe, mais ne laissons pas le matérialisme l’emporter dans cet instant de grâce. C’est juste splendide, en fait.
Rêve brisé
…Et claquette. Le petit gros s’est envolé. Sans prévenir. Une ombre furtive vient d’un coup d’un seul dégommer ce ballon qui allait finir en pleine lucarne, avant de s’affaler au sol aussi vite qu’il s’en était arraché. Un pas de côté, puis deux, une impulsion, la main ferme. La magie assassinée d’un grand coup de pragmatisme. La barbarie faite homme saccage honteusement votre toile et transforme une œuvre d’art en un corner d’une vulgarité insoutenable. Un petit gros, qu’on vous dit. Le même qui s’était tiré avec la lycéenne deux jours plus tard, ou presque. Ce n’est pas un arrêt, c’est une faute de goût qui consterne tout le monde. Dans une belle chorégraphie digne du Moulin Rouge, vous vous retrouvez tous les mains derrière na nuque, les coudes comme deux grandes paraboles qui captent le son des déceptions. La vôtre en premier.
Vous n’êtes plus rien, réduit au néant de celui qui aurait pu mais qui n’a pas fait, piètre faire-valoir d’un improbable héros qui fait un temps oublier sa vacuité de footballeur raté en torpillant la gloire des autres. Les gardiens sont des jaloux, des aigris, des mauvais, tellement insignifiants qu’ils sont obligé de porter des gants et un maillot différent pour qu’on puisse les distinguer du reste du monde. Vous vous demandez comment un tel drame est possible, comment Michel Blanc peut-il devenir Thierry Lhermitte, comment un corps si mal fichu peut s’inscrire en faux dans le script de vos rêves? Le héros, c’est vous, pas lui. Quel est l’abruti qui a greffé deux ailes à cette bétonnière? Cet envol est indécent. Vous potasserez les lois du jeu histoire de savoir s’il est toléré qu’un être aussi vil soit autorisé à exercer ses talents de destructeur sur un terrain de football.
Grand maillot, faux gros
Ce but n’aura pas lieu. Jamais. Ce n’est pas qu’il s’est refusé à vous, non, mais le destin s’est mué en un demi-homme, chargé des basses besognes. Le Mal sommeillait déguisé, tapi dans l’ombre et dans un bourrelet, pour surgir éteindre cette lumière qui lui est insupportable. Au tréfonds des ténèbres du buteur, votre moral vous dit adieu et s’en va expirer avec la perspective d’ouvrir le score. Ça aurait dû vous mettre la puce à l’oreille, pourtant. Ce lutin difforme au milieu d’un but trop grand pour lui, c’est suspect. Ce Zébulon qui a cueilli les centres au dessus des têtes des copains, cet elfe qui n’a d’irlandais que la Guinness qu’il s’envoie et qui est sorti deux fois dans les pieds de votre 10 avec la vitesse du bouledogue en rut, cette demi-portion qui met au garde-à-vous tout son back four d’un grognement animal.
Et l’autre qui se relève, feignant d’être à peine secoué par l’impact de son physique de Culbuto sur le solde cette planète qui peine à supporter le poids de sa vacuité. Fier de son avanie certainement, il ordonne, placide, à ses suppôts de venir se coller au poteau ou de marquer untel. Pas un regard sur vous, le mépris du comptable envers l’artiste. Et que ça ressert son gant, que ça remonte son short, que ça plie les jambes et que ça scrute le tireur du coup de pied de coin avec une main en visière sur son front plat et dégarni. Mais salopard, tu viens de saccager un rêve vécu et tu passes à autre chose comme ça, sans broncher? Comme si c’était normal? Tu sors la frappe du siècle sans même te soucier de savoir si tu en avais le droit? Pas un geste d’excuse, de provocation, ou pourquoi pas même de complicité, tiens, à la rigueur vous auriez compris que lui s’approprie votre chef-d’œuvre en transformant un tir sublime en un arrêt formidable.
Se complaisant dans le minable, ce gardien de misère tuera donc dans l’œuf toute tentative de rendre l’instant fabuleux, même de façon éphémère. Puisque votre tir de génie ne se transformera pas pour la postérité en un but figurant sur la feuille de match, il aurait pu, l’espace d’une seconde, vous autoriser à former un duo de magiciens. Mais non, rien. C’est un tueur à sang-froid, incapable de sentiment, ne sentant pas le foot, le tuant, même, hermétique aux choses du beau. Votre Schumacher à vous.
Et il s’avère que l’autre triche: c’est un faux gros! Plus Janot que Cardinale, l’escroc! En bons professionnels du camouflage et de l’embuscade, ils lui ont refilé le maillot de Carlos (le chanteur, pas le terroriste) alors qu’il est taillé quatre cure-dents plantés dans une olive! Tu m’étonnes qu’il vole, c’est plus un tricot, c’est un parapente… Machinalement, vous vous positionnez pour le corner, mais le coeur n’y est plus. Vous regarderez la grande saucisse balancée par Polo passer au-dessus de votre tête comme on jette une pierre dans le ravin voir si c’est profond. Vous avez raté votre vie, de toute manière… Vous irez vous saouler la gueule pour oublier ça, quand l’autre se réjouira de ses méfaits, qui d’une poigne ferme, tua l’art dans l’oeuf. La main de Dieu, mon cul...