La révolution milanaise d'Arrigo Sacchi
On dit de lui qu’il préférait les schémas aux joueurs... L'entraîneur du grand Milan restera comme l’un des plus grands tacticiens – et l'un des plus novateurs – de l’ère moderne. Comment faisait-il jouer l'équipe de Baresi, Gullit et Van Basten?
Retrouvez l'indispensable Chronique tactique de Michel Brahmi dans les Cahiers du football. Celle-ci est extraite du n°37.
Quel est le point commun entre Carlo Ancelotti (Milan AC), Roberto Donadoni (sélectionneur de la Squadra azzurra), Marco van Basten (sélectionneur des Pays-Bas), Franck Rijkaard (FC Barcelone) et Mauro Tassoti (entraîneur adjoint du Milan AC) ? Avant de devenir des entraîneurs au très haut niveau, tous ont été des joueurs phares du grand Milan AC, celui que dirigeait alors Arrigo Sacchi... et tous le considèrent comme le technicien qui aura le plus marqué leur carrière – tout comme Alberto Zaccheroni ou Rafael Benitez, qui se déplacèrent pour le voir travailler au début de leur carrière d’entraîneur.
Qu’apporta véritablement Arrigo Sacchi, aujourd’hui considéré, depuis ses années milanaises, comme l’un des principaux pionniers du football moderne, au même titre que Rinus Michels et Stephan Kovacs le furent avec l’Ajax Amsterdam au début des années 1970?
Un novice à Milan
Pour commencer, et à l’opposé des deux entraîneurs précités – ainsi que de la plupart de ceux qui officient dans les plus grands clubs d’Europe –, il fut un joueur médiocre qui arrêta rapidement la pratique sportive pour étudier le football sur le plan théorique en Hollande. Faute d’une expérience de footballeur, il construisit donc son savoir et sa carrière sur la base de ses réflexions, et non de sa pratique. De retour en Italie, il dirigea d’abord un certain nombre d’équipes de jeunes, puis d’équipes de divisions inférieures, avec des résultats très flatteurs. Il se fit ainsi remarquer du tout récent président du Milan AC, Silvio Berlusconi.
Celui-ci l’engagea lors de la saison 86-87, alors que Sacchi n’avait encore jamais entraîné d’équipe de Serie A. Arrigo, et ses idées bien arrêtées (comme par exemple de réaliser un minimum de deux entraînements par jour, là où la moyenne était de quatre entraînements par semaine), heurtèrent les joueurs en place. De mauvais résultats s’ensuivirent, tant l’incompréhension sur les méthodes de gestion du groupe fut grande, et la tactique mise en place rejetée par les joueurs.
Il fallut, avant un match crucial à Vérone, que Berlusconi lui-même attende chaque joueur à la sortie du vestiaire et leur glisse ce petit mot explicite: "Entre Sacchi et l’équipe, je choisis Sacchi". Le Milan gagna le match et entama une série ahurissante qui lui permit de gagner successivement le scudetto en 87/88, deux Coupes d’Europe des clubs champions en 89 et 90, deux Supercoupes d’Europe en 89 et 90, deux Coupes intercontinentales 90 et 91, une Coupe d’Italie en 89 et une Supercoupe d’Italie en 89.

La méthode Sacchi
Arrigo Sacchi applique un 4-4-2 en zone. Il n’est ni le premier à jouer en zone, ni le premier à jouer en 4-4-2 (même si la tendance à l’époque, en Italie, est plutôt de jouer à trois défenseurs).
Pourtant, il invente une nouvelle approche: il ne s’agit plus seulement de jouer la défense de zone, mais de faire jouer chaque joueur dans une zone prédéfinie, y compris offensivement. Bien sûr, cette manière de jouer est aujourd’hui très répandue, mais lorsque Sacchi décide de la mettre en place, il s’agit d’une véritable révolution. Sa défense évolue en ligne, sans libero (ce qui, au pays du catenaccio, est un bouleversement) et joue systématiquement le hors-jeu, avec un pressing haut et permanent. Les défenseurs se situent d’ailleurs très souvent dans le camp adverse. Le bloc équipe devient très compact – les joueurs gardent toujours la même distance entre eux, au mètre près – et glissent côté ballon, en montant et descendant ensemble de manière très coordonnée (Fig. 1). Ce système mis en place par l’Italien est si imperméable que, lors de certains matches, le gardien du Milan AC ne touchera pas un seul ballon offensif. L’équipe finira championne avec quatorze buts encaissés...
Milan applique alors tout l’arsenal du football défensif actuel: le hors-jeu, le double marquage et la diagonale défensive... aussi bien au niveau de la ligne arrière que de la ligne du milieu de terrain: on voit, sur la Fig. 2, l’alignement de Donadoni, Rijkaard et Ancelotti sur la ligne du ballon. Autant d'éléments tactiques qui ne sont que très peu appliqués à cette époque.

Le schéma et les hommes
La force de Sacchi aura cependant été de faire entrer dans un schéma de jeu des hommes qui n’y étaient pas adaptés à l’origine. On dira d’ailleurs longtemps que Sacchi préférait les schémas aux joueurs, parce qu’il n’avait pas été vraiment joueur lui-même. En fait, la réalité est plus complexe: son football, et la zone qu’il impliquait, donnait une grande importance à chaque joueur et à son imagination, mais toujours en rapport au schéma initial (ainsi, un Maradona, alors à Naples, n’aurait pas intéressé Sacchi). C’est-à-dire qu’un latéral gauche pouvait faire tout ce qui l’inspirait sur sa bande de terrain, à condition de ne pas le faire dans une autre partie du champ de jeu.
Il ne s’agit pas d’un principe qui limite l’imagination, mais qui limite l’anarchie. Selon Sacchi, un joueur devait suivre son propre instinct, mais son instinct ne pouvait pas tenir lieu d’idéologie ou de tactique. Ce sont les hommes qui font la réussite d’un schéma, mais un schéma doit être conçu pour tous. Le football n’est pas un jeu que l’on peut jouer seulement à l’instinct, parce qu’on joue avec onze individus, c’est-à-dire avec onze instincts. On ne progresse pas sans imagination, mais on ne progresse pas non plus dans la confusion.
Ce qu’il aura réussi au Milan AC, Sacchi aura beaucoup de mal à le réussir en équipe nationale, dont il sera le sélectionneur de 1991 à 1994, puis dans les quelques clubs qu’il entraînera ensuite. Son exigence est telle qu’il conduit souvent ses joueurs au bord de l’épuisement. Sa période milanaise terminée, Sacchi ne retrouvera plus d’équipe valorisant autant son génie tactique. Mais d’autres, après lui, comme Lippi ou Capello – qui lui succédera chez les Rossoneri – reprendront et adapteront ses thèses. Tout comme ses anciens joueurs devenus entraîneurs à leur tour... On n’a pas fini de faire référence à la révolution Sacchi.