Un vert brisé
C’est la fin d’une époque: après quatorze années passées sur le banc du Werder, Thomas Schaaf quitte Brême. Un départ compréhensible sur le fond, pas sur la forme.
Alors que son maintien est acquis à l'issue de sa plus mauvaise saison en Bundesliga depuis sa remontée en 1980, le Werder de Brême a créé l’événement en annonçant le départ de son emblématique entraîneur, Thomas Schaaf, qui part officiellement après avoir "trouvé un accord" avec la direction. Ce départ, encore inconcevable il y a quelques mois, met fin à un parcours unique en son genre en Europe.
Une saison ratée
Avant Thomas Schaaf, c'est Klaus Allofs qui s’en est allé. Manager au Werder depuis 1999, avec une totale confiance en Schaaf (et vice versa), Allofs a quitté Brême par la petite porte l’automne dernier, en signant le beau contrat proposé par Wolfsbourg. Après deux exercices difficiles (13e en 2011, 9e en 2012), et quelques ratés dans sa gestion, le Werder l’a aussi un peu laissé partir. Son successeur Thomas Eichin, ex-joueur de Mönchengladbach et manager de Cologne… en DEL (hockey sur glace), a alors annoncé ne pas vouloir se séparer de son entraîneur, mais ce soutien n’a pas tenu. Schaaf aura néanmoins assuré le maintien, comme en mai 1999 à son arrivée à la tête de l'équipe première. Quatorze ans plus tard, la situation au classement est semblable: quatorzième avec seulement huit victoires, sans succès treize journées de rang, le Werder n'a jamais fait pire en trente ans. Ce qui sauve Brême cette année, c’est la faiblesse des plus petits clubs de Bundesliga.
La saison 2012/13 aurait dû permettre au Werder de se relancer, mais le recrutement a déçu. Le Batave Elia, acheté 5,5 millions à la Juve, s’est plus fait remarquer par sa conduite extra-sportive que par ses performances. Prêté par Chelsea, le Belge De Bruyne a mieux joué, mais a vite et régulièrement fait connaître son peu d'enthousiasme à évoluer à Brême. Quant à l’enfant terrible du foot autrichien Arnautovic, il a à nouveau fait parler de lui pour son comportement balotellien [1]. L’effectif n’est pourtant pas si mauvais. Pour une fois, la défense semblait potable… au moins sur le papier (Gebre Selassie, Papastathopoulos, Prödl). Mais un manque de réussite récurrent et une faible résistance à la pression [2] ont posé de vrais problèmes. Schaaf a logiquement proposé en avril sa démission à ses supérieurs, mais ceux-ci semblaient encore le soutenir.
Une vie au Werder
Décider de se séparer d'un tel monument ne se fait pas à la légère. Car on peut parler de monument. Le petit Thomas arrive au Werder en 1972, à onze ans. Il gravit les échelons dans les équipes de jeunes en tant que défenseur, rejoint les rangs de la réserve à dix-sept ans, et fait sa première apparition en Bundesliga en 1979, à peine majeur. Relégué en 1980, le Werder profite de cette saison hors de l’élite pour lancer ses jeunes. Schaaf sait se faire remarquer par un Rehhagel qui, après l’avoir fait souvent fait entrer en jeu, le titularise en 1983. Schaaf devient un cadre de l’équipe championne de 1988, puis va céder progressivement sa place, même s'il figure dans le groupe triomphant du début des années 1990 (Coupe 1991, C2 1992, Bundesliga 1993). Il joue son ultime match en mai 1995, avant d’intégrer le staff définitivement à temps plein. Comme joueur, il aidait déjà à diriger les équipes de jeunes; retraité, il va conduire la réserve du Werder.
Schaaf est promu à la tête de l’équipe première en 1999, lorsque celle-ci frôle la zone rouge. Sauvé de la relégation, le Werder remporte la finale de la Coupe d'Allemagne contre le Bayern alors champion. Rapidement, Allofs rejoint le club. Avec Schaaf, il va le relancer vers les sommets. Dès la première année, le club se taille une réputation: avec 117 buts vus (dont 65 inscrits) en 34 rencontres, le Werder joue la carte de l'offensive, ce qui lui permet en Coupe d’Europe de s'offrir l'OL lors d'une confrontation épique (0-3 / 4-0), avant de sortir le tenant du titre parmesan. L'équipe se restructure, accumule recrutements pertinents et belles trouvailles – une obligation, car le Werder n'a pas les moyens de son voisin hambourgeois ou des puissants clubs de la Ruhr. Pizarro est déniché au Pérou, Krstajic en Serbie. Ailton est relancé, des joueurs méconnus comme Baumann et Ernst deviennent les cadres d'une équipe qui grandit.
Le feu vert
La consécration absolue, inattendue, arrive en 2004. Le Werder a vu partir Herzog, Rost, Frings et Pizarro (transférés), Eilts et Bode (retraités), mais il a entre-temps récupéré Micoud à Parme comme dépositaire du jeu, et voit des joueurs tels Borowski (formé au club, à l'instar de Frings), Klasnic et Ismaël s'installer en équipe première. Dans le sillage d'un duo Micoud-Ailton en feu, ils démarrent la saison 2003/04 en trombe, et prennent la tête après huit journées. Le Werder s'incline dans un sommet contre Stuttgart, mais enchaîne vingt-deux matches sans défaite, concluant cette série sur un succès à Munich. Avec trois buts signés Klasnic, Micoud et Ailton dès avant la pause, Brême remporte en Bavière son quatrième titre de champion. Mais la joie n’est pas totale: le club hanséatique sait qu’il perd son libero Krstajic et son buteur Ailton, dont les départs à Schalke ont été acquis… dès octobre 2003.
Découvrant la C1 relookée – non sans se prendre une claque mémorable contre Lyon (0-3 / 2-7) – le Werder s’établit en tant qu’outsider de la Bundesliga. Malgré les perpétuels départs de ses cadres, il parvient toujours à s'en sortir, profitant du bon travail réalisé par le duo Allofs-Schaaf. Klose, Naldo, Wiese, Mertesacker, Diego, Özil: les (très) bonnes affaires sont légion du côté de la Weser. Le Werder joue bien, obtient des résultats, et figure constamment parmi les meilleures attaques d'Europe. Il manque juste un souffle pour atteindre les sommets européens: une prise de balle hasardeuse de Wiese, et c’est une qualification en quarts de finale de la C1 qui s’envole en 2006 face à la Juventus. À l’été 2009, c’est un club en bout de course qui s'incline en finale de l'Europa League contre le Shakhtar Donetsk.
Une étoile pâlie
La suite n’est qu'un lent trajet vers la morosité du ventre mou. Diego, Özil, Marin s’en vont l’un après l’autre, après trois saisons seulement dans le Nord. La défense est sur le flanc, avec le duo Naldo-Boenisch miné par les blessures et un Prödl régulièrement à l'infirmerie. Les tauliers Baumann, Frings et Borowski arrivent tour à tour en fin de carrière. Résultat, la belle équipe capable de briller et tenir tête aux plus grands perd de son éclat. Devant, les successeurs à la longue liste des buteurs patentés ayant sévi au Weserstadion se font attendre. Pizarro revient bien aux sources, mais "El Conquistador" est déjà trentenaire [3]. Le fait que le Péruvien finisse meilleur buteur du club quatre saisons d’affilée, trois fois largement en tête, en dit long sur la déliquescence du secteur offensif de l’équipe.
Ces départs à répétition des vedettes causent un tort du point de vue de l'image du Werder. Une image déjà écornée par quelques péripéties, notamment cette saison avec l’arrivée comme sponsor principal du groupe volailler Wiesenhof – très critiqué par les organisations de défense des animaux – ou depuis plusieurs années les choix des tuniques – cf. l’orange jugé parfois trop dominant, ou l’éclair du maillot 2011 pas au goût de tous les fans. Surtout, l'attractivité du club n'est plus la même. Du groupe qui a participé à la finale de l’Europa League 2009, seuls trois joueurs sont encore présent. Et depuis plusieurs saisons, d'autres clubs bénéficient d'un renouveau: Dortmund et Mönchengladbach reviennent sur le devant de la scène, Wolfsbourg et Schalke peuvent sortir le carnet de chèques.
Fin amère
Si les fiascos complets sont rares [4], les errements sont devenus trop fréquents pour une équipe de ce niveau, pas aussi riche ou suivie que ses voisins. La gestion des cas Rosenberg (au contrat prolongé pour être prêté) et Wesley (baladé de poste en poste, ce qui a favorisé son départ) s'ajoute à des erreurs de jugement coûteuses. Rolfes et Harnik, formés au club, n'y ont jamais eu de véritable chance, alors que l’équipe manque aujourd’hui de cadres à leurs postes. Les moyens ont été là, avec l’argent cumulé via les multiples participations à la C1. Mais le Werder a voulu rénover son Weserstadion, et les transferts des coûteux Arnautovic et Elia sont des erreurs qu’il faut maintenant payer. Avec deux de ses meilleurs éléments offensifs, De Bruyne et Petersen, qui sont des joueurs prêtés, et des finances dans le dur, le club vert et blanc voit actuellement rouge.
Le départ d'Allofs, l’allié de Schaaf, a constitué un changement dans la vie du Werder. Le départ de Schaaf marque la fin d’une ère. Compréhensible sur le fond, la rupture paraît toutefois brutale, tant le lâchage contredit les propos lénifiants d’Eichin en avril. Le successeur d’Allofs tente le pari d’un changement rapide, alors que Schaaf est un repère fiable ayant fait ses preuves. Seuls Ferguson et Wenger étaient en place depuis plus longtemps que lui dans un championnat majeur, mais Schaaf a en plus accompli toute sa carrière de joueur au Werder, et ainsi passé quarante et un ans au club! Dépité par cet épilogue précipité, Schaaf a obtenu de ne pas être sur le banc pour la clôture de la saison. Une fin surprenante aux yeux des joueurs, et amère pour celui qui a entraîné les Vert et Blanc durant quatorze ans. La situation n’est certes pas brillante pour le Werder, mais Schaaf méritait-il vraiment pareil traitement?
[1] Arnautovic s'est battu avec Papastathopoulos, et Elia a récemment été écarté du groupe, pour une infraction nocturne au code de la route.
[2] Exemple récent: l’avance de deux buts gâchée lors des cinq dernières minutes contre le concurrent au maintien Hoffenheim.
[3] À trente-cinq ans, le Brésilien Ailton a lui aussi voulu revenir en 2008, mais le Werder n’a pas donné suite.
[4] Le plus cher: celui du Brésilien Carlos Alberto, transféré pour 8 millions d'euros en 2007, qui n'aura compté que deux entrées en jeu en trois ans. Mais on pourra aussi citer Mikaël Silvestre, certes venu libre en 2010, mais dont le niveau a vite traumatisé bien des fans.