Supporters démission !
Ultimes défenseurs de leur équipe, ou premiers incendiaires de leur club? À Paris ou Marseille, le rôle des supporters en période de crise sportive est ambigu...
Auteur : Jamel Attal
le 29 Sept 2004
Les rapports conflictuels entre les supporters et les dirigeants sont parties sur des bases élevées cette saison, dans un nombre significatif de clubs. Les supporters bordelais n'ont eu qu'à ressortir les banderoles "Dirigeants démission" de la saison passée, leurs homologues stéphanois ont eu tout l'été pour les préparer, (les Nantais ne tardant pas à les imiter), tandis que les associations marseillaises ont eu le loisir de fourbir leurs slogans tout au long d'une campagne de recrutement dans laquelle une truffe a tenu lieu de "cerise". Idem à Sochaux, où le rapport de force n'est toutefois pas le même, puisque Jean-Claude Plessis peut stigmatiser "soixante cons" sans trop craindre pour sa place (1). À Paris enfin, le marasme actuel a encouragé la floraison de banderoles plus ou moins cinglantes. Les supporters complices de l'incurie des dirigeants Maintenant que le phénomène Ultra s'est assez nettement séparé du hooliganisme, la question du pouvoir et du rôle des supporters se pose en des termes changeants, dans un football en pleine évolution. Dans le n°4 des Cahiers — "Faut-il avoir peur des Ultras?" (2) —, nous notions la nécessité pour eux d'accéder à une certaine maturité afin de crédibiliser leur démarche et de se constituer en un véritable contre-pouvoir. Certaines associations de supporters agissent dans ce sens, et l'on note une évolution très significative: la vindicte se tourne de plus en plus souvent vers les dirigeants plutôt que vers les entraîneurs. Bordeaux, Nantes et Saint-Étienne offrent des exemples frappants de cette tendance, et Christophe Bouchet en fait de plus en plus les frais… À force de ne plus rien incarner et de trahir constamment leur cynisme, il y a une logique à ce que les présidents deviennent des cibles privilégiées. Mais il faut bien reconnaître que les supporters constitués en masse continuent de verser dans le simplisme et le manque de discernement. Tristement, le seul pouvoir qui leur reste semble être un pouvoir de nuisance, et leur analyse des situations de crise sportive se limite souvent à "Ils ne mouillent pas le maillot" et "Ce sont des chèvres surpayées". Le drame est qu'avec cette incapacité à proposer une critique autre que binaire et une autre politique que celle de la table rase, ils œuvrent de concert avec les dirigeants qu'ils conspuent, pour perpétuer finalement cette éternelle calamité des "grands" clubs français: l'insistance à ruiner toute forme de continuité sportive, corollaire de l'incapacité à supporter une période difficile… À Paris et Marseille en particulier, on voit ainsi les supporters s'associer régulièrement aux médias, à "l'entourage" des clubs et finalement à certains joueurs eux-mêmes, pour mettre sur l'entraîneur (ou sur ceux qui détiennent les clés de son destin) une pression insoutenable. Cela ne signifie pas qu'ils n'ont pas raison de penser, le cas échéant, qu'un coach n'est pas en mesure de mener à bien sa mission. Selon Pierre Martini (dont les opinions n'engagent que lui-même — et son épouse, qui est toujours d'accord avec lui), virer Halilhodzic serait une connerie sans fond, alors que le limogeage d'Anigo ne constituerait pas une erreur plus énorme que sa nomination… Mais voilà, l'évaluation de la qualité d'un entraîneur n'est pas une science exacte, et de toute façon, il dégage généralement avant que l'on puisse vérifier s'il est compétent ou non (3). Sermons, flatteries et bonnes intentions Les clubs hésitent sur la démarche à suivre pour gérer ces aspects-là de leurs crises récurrentes. Les responsables marseillais ont tour à tour donné dans le sermon et la pédagogie, sans se départir d'une attitude un peu manipulatrice lorsqu'il s'agit de distinguer les bons supporters des mauvais (les "meneurs" selon Bouchet, les "Bretons" selon Anigo). "Il ne faut pas confondre les dirigeants des groupes de supporteurs d'une part et les supporteurs de l'OM d'autre part" déclarait le président marseillais sur le site officiel, avant de se livrer, avec son entraîneur, à quelques séances de brossage de poil dans le bon sens. À Paris, grand fournisseur d'images tragi-comiques, on a vu Halilhodzic pointer un index réprobateur en direction des supporters (du moins de ceux qui réclamaient la démission de Francis Graille), tandis que ce dernier jouait la concertation non sans ironiser sur "la tribune [qui] voudrait prendre le pouvoir". Dans les gradins de nos deux présumées capitales du football, il semble d'ailleurs qu'une certaine patience soit de mise, du moins envers les entraîneurs, d'après l'ambiance des derniers matches à domicile — heureusement conclus sur de (courtes) victoires. À plus longue échéance, les directions des clubs rentent de se donner une façade de responsabilité sociale, à la manière des grandes entreprises: Fondation PSG, actions pour l'emploi à Lens, Paris et Marseille… Mais justement, on est plus dans la communication institutionnelle ou les relations publiques que dans la sincérité absolue ou dans un rapport naturel avec l'environnement social des villes en question. On attend le premier qui utilisera la tarte à la crème du "développement durable" (ou de "l'agriculture raisonnée" si c'est à Guingamp ou Auxerre). Difficile de s'inventer une légitimité quand on fait tout par ailleurs pour déshumaniser la gestion des équipes et quand on s'approprie le patrimoine culturel des clubs en même temps que leur capital. Des armes de pauvres La banderole, les sifflets, la "grève du soutien" (rien à voir avec les féministes des années 70 qui brandissaient leur soutien-gorge) sont les principaux — voire les seuls — moyens d'expression à disposition des supporters, maintenant que le caillassage de bagnoles est passé de mode. Il faut d'ailleurs comprendre que leur ressentiment va presque toujours au-delà des résultats sportifs, qui constituent un prétexte pour des revendications parfois prosaïques, dans le contexte de contentieux récurrents: augmentation du prix des places, rapports (dis)tendus avec les staffs, contentieux des fumigènes, mesures interprétées comme des brimades, libertés prises avec les emblèmes de l'équipe, etc. "Les associations de supporters se servent de la mauvaise passe sportive du club pour donner du poids à leurs arguments", note Francis Graille dans France Football (4). Ce ressentiment est aussi l'expression de frustrations et de craintes plus profondes, comme un sentiment de dépossession dont l'Angleterre a défini le modèle, avec ses stades où le public populaire a cédé la place à des consommateurs certes fervents, mais beaucoup plus contrôlables (et rentables). Le dépit permanent des supporters est en grande partie la conséquence prévisible du mercantilisme dont ils sont l'objet. Il est dommage que leurs actions ne prennent pas des formes plus élaborées. (1) Réponse des Ultras sochaliens : "Plessis: les (3)60 cons te saluent". (2) Voir aussi : >> Fermez vos gueules en chantant >> Ultras, moderne solitude >> Nettoyage à sec >> Des stades plus propres (3) Notons que Luis Fernandez, dont l'incompétence fait à peu près l'unanimité au sein de notre rédaction (mais cela reste une opinion), avait utilisé à son profit le pouvoir des supporters en dressant un kop contre l'autre (et contre son président), sauvant sa tête pour quelques mois. (4) Dans leur communiqué commun de la semaine dernière, les associations parisiennes (Lutèce Falco, Boulogne Boys, Tigris Mystic, Authentiks, Supras Auteuil) présentaient un catalogue entier de récriminations: billetterie insuffisante pour la C1, augmentation du tarif des abonnements, interdiction d'accès au Parc des Princes pour la préparation des animations, propos désinvoltes à leur égard de la part des responsables du club, moyens insuffisants pour les déplacements, indifférence des joueurs, etc.