Du tirage dans la consigne
Les accrochages et tirages de maillots dans la surface refont la Une avec les deux penalties sifflés contre Mario Yepes, grand spécialiste. Mais comment résoudre durablement le problème sans compter sur des "consignes" arbitrales aussi hypocrites qu'impuissantes?
Auteur : Pierre Martini
le 29 Août 2006
Dans l'arbitrage professionnel, il y a un concept très important: les consignes. Elles consistent en une sorte de rituel périodique, qui se déroule avant le début d'une compétition majeure (Coupe du monde ou championnat national) et qui est organisé par les instances supérieures (la FIFA dans le premier cas, et tout organe plus ou moins fantoche dans le second). Il s'agit d'inciter les arbitres à se mettre subitement à appliquer telle ou telle règle qui n'a pourtant rien de nouveau, mais que tout le monde s'accordait, jusqu'alors, à ignorer consciencieusement dans la mesure où c'était beaucoup plus simple. Car comme l'ont clairement établi les enquêtes des anthropologues du sport Emily Vannili et Jackson Ovabic, les consignes consistent en une mise en scène destinée à faire accroire que les autorités compétentes luttent activement contre les dérives les plus patentes du jeu.
Où est-ce qu'on signe?
Le principe en est simple : mettre sur le dos des arbitres la non-application ou l'application insuffisante d'une loi du jeu, leur faire les gros yeux en appelant à leur plus grande sévérité et en leur disant en substance: "Démerdez-vous, nous on fera rien pour vous faciliter la tâche, mais ça peut plus durer alors on va vous mettre la pression". La philosophie sous-jacente est tout aussi sommaire: c'est toujours la faute aux arbitres. Surtout les conneries des joueurs.
Évidemment, un arbitre intelligent comprend bien de quoi il retourne et il va s'attacher à bien faire semblant d'appliquer ladite consigne, le temps que tout le monde l'eut oubliée après s'être donné bonne conscience. Le destin d'une consigne est en effet de basculer dans l'oubli, jusqu'à la prochaine fois. D'où leur caractère parfaitement cyclique, s'agissant de simuler une lutte "impitoyable" contre les brutalités, les actes d'antijeu ou les simulations.
Nettoyer les surfaces
Il y a donc des modes et depuis plus d'un an, la tendance est à un vieux vœu pieux: le "nettoyage" des surfaces de réparation, polluées par d'endémiques tirages de maillots sur les coups de pieds arrêtés. Il paraît que le phénomène est en recrudescence, bien qu'il ne soit pas vraiment établi qu'en des temps moins accrocheurs, le velcro eut été moins en vogue. Mais il est exact que le spectacle de centres filant quelques centimètres au-dessus de joueurs qui restent scotchés au sol (et à leur vis-à-vis) a quelque chose de réellement étrange. Tout comme les scènes de lutte gréco-romaine qui se déroulent généralement dans ces circonstances...
Voilà donc la nouvelle priorité: sanctionner sans pitié les tirages de maillot, bon sang de bois. Bien sûr, seules les âmes simples peuvent croire que l'homme au sifflet pourrait sans peine ajouter à sa charge la surveillance simultanée d'une demi-douzaine de couples en pleine séance de tango tout en étant capable de déterminer qui conduit la danse – les torts étant généralement bien partagés dans de telles étreintes. Mais le football et ses instances n'en est pas à une hypocrisie près.
L'improbable jurisprudence Yepes
Hélas, certains arbitres, naïfs ou moins sensibles au caractère très politique de la chose, croyant bien faire, se rendent coupables d'un embarrassant excès de zèle en prenant la consigne au pied de la lettre. C'est ainsi que l'anonyme Tony Chapron crut, samedi soir, glaner quelques bons points en stupéfiant son monde avec deux penalties décrétés lors du match Sochaux-PSG. On remarque au passage qu'après la "jurisprudence Fiorèse" qui valut au Ballon de Plomb 2004 d'inaugurer les sanctions rétroactives suite à son numéro de simulation de haut vol contre Bordeaux en décembre 2002, une certaine ironie a voulu que ce soit Mario Yepes, grand spécialiste du remorquage (voir "L'amour du maillot" dans la Gazette de la 5e journée 2005/2006), qui fasse les frais de l'enthousiasme de notre arbitre.
Adepte du victimisme, Guy Lacombe a eu beau jeu de se désoler d'une décision sanctionnant un geste qui se produit (selon les termes du fautif) "cent fois par match". Ce en quoi le Colombien et son entraîneur ont raison, mais pour autant, l'impunité des uns doit-elle justifier celle des autres quand ils sont pris sur le fait?
Bouton répression
Les plus optimistes estimeront qu'une série de sanctions du même acabit, aussi contestables soient-elles, permettrait d'assainir la situation. Selon ce point de vue, peu importe les erreurs judiciaires, si cette répression permet à terme de neutraliser les capitaines crochet du championnat. Pourquoi pas? Mais c'est malheureusement méconnaître le principe de la consigne qui, comme expliqué plus haut, a vocation à être discrètement abandonnée, laissant les faits répréhensibles perdurer (de même que la tradition consistant à accuser les arbitres de tous les maux).
Surtout, c'est faire mine d'ignorer que l'arbitre ne peut à lui seul résoudre le problème, car faute de disposer du don d'ubiquité ou d'une vision périphérique à la Superman, il s'exposera à prendre des sanctions au petit bonheur la chance, se laissant encore abuser par les meilleurs comédiens. Quelles solutions envisager alors, si l'on ne veut pas se résigner à voir se perpétuer les pantomimes actuelles?
L'impuissance de la vidéo
On peut déjà souligner que le cas de figure illustre remarquablement bien les mirages de la vidéo: outre le fait qu'il faudrait la faire intervenir sur la quasi-totalité des coups francs tirés à proximité de la surface et des corners en interrompant constamment le jeu, on serait bien en peine, à la vue des ralentis, de décider à qui attribuer la faute tant les tirages et accrochages sont généralement réciproques, avantageant de manière fort peu déterminée l'attaquant ou le défenseur... D'autant que les "techniques manuelles" des uns et des autres ont atteint un degré de sophistication impressionnant (1).
Pour quelques cas suffisamment clairs, combien de décisions resteraient extrêmement contestables, engendrant des scandales encore plus vifs puisque chacun, selon sa propre subjectivité, interprétera les images à sa guise? Les deux exemples du Stade Bonal, auquel on peut ajouter le penalty sifflé contre Zoumana Camara à Geoffroy-Guichard dimanche soir, montrent bien la marge d'interprétation, à chaud comme à froid.
Et l'on reparle du double arbitrage...
Sans fantasmer sur une solution parfaite qui n'existe pas, on peut toutefois estimer que s'il s'agit de renforcer la surveillance dans la surface de réparation, l'augmentation du nombre des arbitres de champ (ou de ses assesseurs si l'on préfère l'option d'un décideur ultime) permettrait au moins de mieux quadriller la scène des crimes en renforçant la dissuasion. Ce problème exprime en effet avec une acuité particulière l'insuffisance dramatique de la couverture visuelle de l'aire de jeu par un seul arbitre de champ. Si ce dernier était épaulé par au moins un assistant de terrain supplémentaire, placé en opposition afin de disposer de deux angles de vision complémentaires et de mettre les joueurs sous la menace d'un regard de plus, on aurait de solides espoirs de voir diminuer progressivement ces accrochages et tirages, tout en limitant les interventions à mauvais escient.
Enfin, pour ceux qui doutent de l'efficacité d'un tel dispositif, rappelons que les Cahiers du foot prônent depuis longtemps une autre stratégie, plus radicale: rendre obligatoire le port des moufles (ou abolir le port des maillots en recourant au body-painting).
(1) On se souvient que le fameux cas du Brésil-Norvège de la Coupe du monde 1998 impliquait justement un "tenu" de maillot dans le dos de l'attaquant qui était resté invisible à ceux qui cherchaient un quelconque croc-en-jambe sur l'action en question.