Karren Brady, la Dame d’enfer
Vice-présidente de West Ham, animatrice télé, membre de la Chambre des Lords, possible candidate à la mairie de Londres en 2016, Karren Brady incarne l’Angleterre du foot et de la politique version libérale: décomplexée, dérégulée.
Lorsque David Cameron, premier ministre conservateur, nomme Karren Brady pair à vie de la Chambre des Lords en août 2014, c’est parce qu’elle représente une précieuse rareté: apparaître dans cinq cases rentables en matière d’image. Femme, football, business et télévision – dans une émission pour jeunes. C’est aussi pourquoi son nom est cité pour la candidature du parti conservateur à la mairie de Londres à l’élection de mai 2016. La biographie de Karren Brady, telle qu’elle est colportée régulièrement dans la presse anglaise par des rédactrices groupies, est la chanson de geste d’une self-made woman. Avec les ingrédients nécessaires à la réussite: compétence, ambition, culot, relationnel.
Drôle d'ascension
Tout commence par la marque de la différence culturelle fondamentale entre l’Angleterre et la France concernant le football. Outre-manche, c’est un business comme un autre. Lorsque Karren Brady, directrice du marketing à vingt-trois ans, conseille à son patron, magnat d’un groupe de presse, d’acheter Birmingham City, elle n’y connaît rien à la marche d’un club de foot. Mais le prix, 990.000 euros (le club est en liquidation judiciaire) lui apparaît comme un deal à considérer. Ce sera le cas. David Sullivan, son patron, achète le club et le revend pour 114 millions en 2009. L’année suivante, les deux remettent ça, à West Ham United.
Sullivan-Brady, une association qui dit tout d’elle, de son absence de tabous et préventions. David Sullivan a d’abord construit sa fortune dans le porno, passant soixante-et-onze jours en prison en 1982 pour "vivre de revenus immoraux". Il a ensuite été inquiété en 2008 en tant que propriétaire de Birmingham City dans une affaire de corruption, lui et Karren Brady étant arrêtés et soumis à des interrogatoires de police. Les charges seront abandonnées. Une mésaventure qui coûtera toutefois à Brady la place de directeur général d’Arsenal (son poste à Birmingham City) en mai 2008. Mais cela ne la dissuade pas de suivre David Sullivan, cette fois à West Ham United, en janvier 2010. Elle y est depuis vice-présidente. Brady fait tourner financièrement la boutique, pas toujours reluisante dans l’arrière-salle. West Ham est une sorte de lessiveuse où passent les joueurs, les managers, les commissions d’agents, y compris les plus troubles. Comme les agents McKay père et fils et l'ancien manager, Sam Allardyce.
Drôles de mentors
Mais les réseaux de Karren Brady suffisent à rendre West Ham présentable, au point de réussir un coup fameux: devenir club résident du Stade olympique de Londres 2012, visé également par Tottenham, les London Wasps et les Saracens (rugby). Le résultat de l’intense travail de réseaux mené par Karren Brady. Elle dispose en effet de trois mentors, fortunés et influents. Il y a donc le magnat de la presse David Sullivan (1,2 milliard d’euros au compteur). Est venu ensuite Lord Alan Sugar (1,9 milliard), fondateur d’Amstrad, propriétaire de Tottenham de 1991 à 2007 et personnalité des médias. C’est lui qui a facilité en 2007 l’entrée de Karren Brady à la BBC dans les diverses versions de The Apprentice, le show de télé-réalité. Son autre mentor est Philip Green (4,6 milliards), géant de la grande distribution dans le textile, supporter de Tottenham Hotspur. Il la nomme en 2010 directrice non-exécutive (conseil) à Taveta Investments, sa holding, domiciliée à Jersey.
L’évasion fiscale est en effet pratiquée intensément par Philippe Green. Lui et sa femme sont résidents monégasques et ont opéré une série de tours de passe-passe (failles juridiques, niche fiscale), principalement lorsque Philip Green a transféré en 2002 sa holding au nom de Tina Green, son épouse, et l’a basée à Jersey, un paradis fiscal.
Drôle de parcours
Le rapport à l’impôt de Karren Brady est une potentielle faiblesse dans un parcours que rien ne paraît devoir arrêter. Dans le foot, elle est nommée meilleure directrice de l’année en 2012. Cosmopolitan en a fait sa femme de l’année en 2006. Elle est une célébrité de la télévision grâce à sa participation à The Apprentice. La Reine Elizabeth l’a consacrée Commandeur de l’Ordre britannique en 2014 pour services rendus à l’entrepreneuriat et aux femmes dans le monde de l’entreprise. Enfin, David Cameron l’a nommé en août 2014 pair à vie à la Chambre des Lords, sur les bancs des conservateurs. C’est à ce titre qu’elle a voté le 26 octobre dernier la réduction des crédits d’impôts pour les ménages les plus modestes, réclamée par le ministre des finances du gouvernement conservateur de Cameron. Une mesure repoussée (sous réserve de compensation pour les contribuables visés) par une majorité à la Chambre des Lords.
Une défaite pour David Cameron et, pour Karren Brady, un clair déficit d’image. Les journaux anglais montrent du doigt les millionnaires qui ont voté la réduction des crédits d’impôts et, avec ses 174 millions d’euros de fortune, la jeune femme en fait partie… ce qui provoque la colère de téléspectateurs de The Apprentice appelant au boycott de l’émission à laquelle Brady participe. Elle paye là le prix d’un rapport à l’impôt totalement utilitariste à son profit. Directrice dans une holding domiciliée dans un paradis fiscal puis vote à la Chambre des Lords pour une réduction d’impôts concernant les ménages les plus modestes: l’affaire du Stade olympique de Londres aggrave considérablement son dossier.
Drôle de collusion
Le coup en termes de business est fumant. West Ham va vendre Upton Park, son stade actuel, pour un montant estimé entre 45 et 106 millions d’euros. De 35.000 spectateurs à Upton Park à 54.000 dans un Stade olympique quasiment neuf avec de nombreuses loges: le club londonien va considérablement augmenter ses recettes dès la saison 2016/17. Mais c’est surtout le mode opératoire qui est bénéfique pour le club londonien, et ce de manière spectaculaire. Le Stade olympique de Londres a coûté 991 millions d’euros, un montant essentiellement payé par le contribuable. Pour l’occuper en tant que club résident pour quatre-vingt-dix-neuf ans, West Ham va payer 21 millions de ticket d’entrée et 3,5 millions de loyer par an, le reste des frais d’exploitation étant pris en charge par un organisme public, donc le contribuable. Une opération qui fait scandale.
C’est dans ce contexte que le vote de Karren Brady à la Chambre des Lords risque fort de contrarier son dossier de candidature à l’élection à la mairie de Londres en mai 2016. Un constat que les conseillers en communication du parti conservateur, les spin doctors ont évidemment pris en compte. Quel est le coût des faiblesses de Karren Brady sur le plan fiscal par rapport à ce qu’elle apporte dans cinq cases en termes d’image? Exit sans doute la perspective de la mairie, à vrai dire peu crédible même dans un parti très décomplexé. Mais Karren Brady reste précieuse pour West Ham et les conservateurs. Elle, l'icône d’un football pro et d’un monde politique qui fonctionnent à la dérégulation et au libéralisme débridés.