Les Cahiers du foot et les journalistes
Dominique Rousseau, dont la signature dans L'Equipe nous est familière, a donc pris la peine de nous envoyer un message à la suite de notre article sur l'incident Anelka.
D'abord, nous devons dire que nous en sommes flattés. À défaut de parler de nous, le quotidien d'Issy-les-Moulineaux nous parle! Plus sérieusement, Houbahouba (dans les réactions ultérieures) a raison de dire que D. Rousseau a un certain courage de venir s'exprimer en territoire miné, alors que ses confrères font comme si nous n'existions pas (et ils le font très bien). Et très sincèrement, nous lui en sommes reconnaissants. Nous ne voudrions surtout pas lui donner l'impression d'un guet-apens, mais l'occasion est trop belle de répondre à des arguments qui soulignent les années-lumière qui séparent les Cahiers du football de la presse sportive actuelle.
"Je viens de lire votre article et il appelle quelques réflexions. Je lis "les journalistes sportifs sont un espèce humaine particulièrement irritante". Bien sûr, bien sûr, le discours est plaisant mais je pourrais éventuellement m'amuser de la charge si vous ne tiriez pas la matière de votre site des journaux, c'est à dire de notre travail."
Ce discours ironique sur les journalistes sportifs est peut-être "plaisant", voire démagogique, mais s'il l'est, c'est d'abord parce l'irritation suscitée par les vedettes de la plume, du micro ou de la caméra est considérable chez les amateurs de sport et incroyablement sous-estimée par ceux qui en sont la cause. À la télévision par exemple, on a l'impression que nos commentateurs n'ont pas la moindre idée des sentiments qu'ils font naître chez leurs spectateurs, et donnent l'impression qu'ils se sentent aimés, voire admirés. Votre journal lui-même se donne souvent l'image du dépositaire unique et incontestable de la vérité sur le football. Nous-mêmes avons le sentiment d'être fréquemment de fâcheuses têtes à claques, comme nous le signifient parfois nos lecteurs.
L'accusation voilée de "tirer notre matière" du "travail" de nos confrères est plus ennuyeuse. Faut-il comprendre que nous vivons en parasites? Les Cahiers du football ne sont pourtant pas un site d'information, mais délibérément de commentaire, de satire, de critique, qui ne concurrence donc personne et qui par ailleurs ne tire aucun profit de son activité. Les médias "officiels" ont-ils un monopole sur l'information sportive? N'avons-nous pas le droit de nous emparer de l'actualité pour réagir, analyser, provoquer les débats et autant que possible, faire rire?
Ensuite, le football professionnel étant devenu un cirque médiatique de première grandeur, il va de soi que nous prenions comme objet le petit monde et le travail des journalistes spécialisés, et que nous leur faisions subir le même traitement qu'aux autres acteurs du "jeu". Et ce d'autant plus que nous trouvons le paysage journalistique sportif d'une désolante indigence, pour des raisons qu'exposent abondamment nos articles sur le sujet (voir notre riche dossier Les médias et les journalistes). Est-ce que les Guignols ou Charlie Hebdo "profitent" du travail des hommes politiques qu'ils caricaturent? Les journalistes sportifs "irritants" sont tout simplement notre fonds de commerce, avec d'autres catégories de personnages (dirigeants néo-libéraux, joueurs vaniteux, entraîneurs cinglés…).
"Je crois comprendre que, selon vous, des supporters pourraient légitimement avoir envie de frapper des journalistes, mais les joueurs n'en auraient quand même pas le droit. Là, la distance devient carrément dandysme irresponsable".
Non, la formulation de la phrase de l'article est peut-être maladroite, mais vous-même aviez certainement compris: si "quelques supporters peuvent s'imaginer, à la lecture d'un article, en venir aux mains avec son auteur", ce n'est que par imagination. Pierre Martini excluait par avance l'hypothèse d'une rencontre entre ces deux catégories, et condamne bien sûr toute exaction de ce genre.
Cette précision faite, sur le fond du problème, l'article est suffisamment acerbe à l'égard de Nicolas Anelka pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté concernant la stupidité de son geste. Notre ton est volontairement provocateur, alors plutôt que de crier à la liberté de la presse qu'on assassine (d'une simple gifle), notre rédacteur a saisi cet incident lamentable pour aborder les rapports de dépendance réciproque entre joueurs et journalistes, c'était là le sujet de son texte.
Jamais "frapper un journaliste [ne nous a donc] semblé plaisant ou en tout cas explicable", en aucun cas nous n'avons "banalisé" une violence que nous dénonçons systématiquement par ailleurs (et dans le football, il est des violences malheureusement bien plus banales). Simplement, nous ne pouvons nous empêcher de penser que ce fait divers est plus comique que véritablement tragique, qu'il est plus dommageable à l'image d'Anelka et du PSG qu'à la liberté de la presse. Il faut relativiser et dédramatiser d'urgence. Nous n'avons exercé que notre liberté d'ironiser, et c'est peut-être ce qui pose problème, tant l'ordinaire du journalisme sportif témoigne d'une impressionnante absence de sens de l'humour et de capacité de distanciation (ainsi, Didier Roustand croit en avoir, ce qui indique la gravité de la situation). Le moindre écart fait alors l'effet d'une provocation, et nous voilà bien vite transformés en "dandies irresponsables", prêts à mettre bas un pilier de la démocratie.
Dans l'histoire, c'est à Nicolas Anelka qu'il faut enseigner les principes de la liberté de la presse et des obligations que crée le statut de joueur professionnel. Et il y a du boulot.
"Dans un football qui clame aujourd'hui la logique du fric et de la lèche pour ses acteurs, le risque pour ceux qui, comme à l'Equipe, réclament de vraies réponses à de vraies questions est de plus en plus grand".
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Nous voulons bien croire que la rédaction de L'Equipe abrite quelques idéalistes naïfs (on nous qualifie souvent comme tels, alors ils ne peuvent que nous être sympathiques, surtout s'ils dénoncent " la logique du fric et de la lèche"), mais la pensée que le fleuron du Groupe Amaury puisse être à la pointe de la critique et de l'investigation est un terrible aveu de la très relative virulence de notre presse spécialisée. La réponse de Dardevil dans les réactions, drôle et amère à la fois, résume si bien le malentendu considérable qui existe entre nous, que nous nous permettons de la citer intégralement:
Merci à M. Dominique Rousseau pour cette perle à graver de toute urgence sur le fronton du 4, rue Rouget-de-Lisle, 92793 Issy-les-Moulineaux:
"L'Equipe : le journal qui réclame de vraies réponses à de vraies questions".
Alors voici en vrac quelques questions que le journal du sport et de l'automobile à dû malencontreusement oublier en cours de route...
-"Faut-il persister dans l'organisation annuelle d'une course sur deux roues rongée par le dopage?"
-"Dans ce cas précis, éthique journalistique et intérêts commerciaux font-ils bon ménage?"
-"Faut-il fusiller les entraîneurs de foot, en prenant le risque de les voir remporter un peu plus tard la Coupe du Monde ou l'Euro?"
Voilà quelques questions parmi d'autres.
Pour finir, M. Rousseau cette question pour vous : Peut-on parler de liberté de la presse quand, depuis 40 ans, un journal règne quotidiennement et sans partage sur l'analyse sportive?
Reparlons encore de la liberté de la presse, ou plutôt de cette liberté que la presse ne prend pas de provoquer MM. Aulas, Perpère ou Darmon (plutôt qu'un jeune à problèmes ou un sélectionneur qui s'exprime avec difficulté), de "provoquer" la vérité sur le dopage, le G14 ou les faux passeports. Quelle courageuse enquête menée sans relâche par des journalistes d'investigation intraitables nous a révélé l'affaire en cours?!! Nous pouvons avoir l'impression que les policiers, les douaniers et les juges nous informent hélas bien mieux que les journalistes sur les réalités du sport-business. Il est vrai qu'il est difficile de "vendre" un produit et d'être libre d'en dire ce que l'on veut. Au fait, quelle "vraie question" Sébastien Tarrago allait-il poser à l'attaquant parisien?
Notre "défense" a fait un procès un peu général des journalistes sportifs, que vous-mêmes avez défendu globalement. Précisons qu'aucun de vos articles ne nous a jamais posé problème, et répétons que nous sommes sensibles au fait que vous ayez engagé le débat avec nous. Votre corporation n'est toutefois pas toujours défendable, et en particulier, nous n'énumèrerons pas les griefs que nous avons pu accumuler à l'encontre de votre journal (un jour, nous mettrons en ligne nos articles de la saison 97/98 sur l'équipe de France…). Comme beaucoup, nous entretenons avec L'Equipe une relation "d'amour et de haine", comme le sont toutes les relations de dépendance… Mais il faudrait un livre entier pour l'évoquer.
Nous nous mettons bien entendu à votre disposition pour tout droit de réponse que vous souhaiterez publier sur nos pages. Transmettez nos amitiés à Sébastien Tarrago.