Bielsa, miroir grossissant des conférences de presse
Beaucoup de questions sont posées dans l’attente d’une réponse bien précise. Alors, quand un acteur majeur n’entre pas dans la logique habituelle, la vacuité habituelle des échanges apparaît.
L’OM a encore fait match nul en concédant l’égalisation à l’ultime minute. Conférence de presse: un journaliste en vient très classiquement à demander à Marcelo Bielsa si l’OM doit, oui ou non, continuer à croire au titre. C’est grâce aux questions comme celles-ci (dont la réponse est évidemment oui, comme va patiemment l’expliquer le technicien) qu’on apprécie tout particulièrement le décalage manifeste entre d’un côté le ton, les attentes, et centres d’intérêts des journalistes, et de l’autre ceux de Bielsa. La comparaison renvoie une image toujours plus grotesque de la conférence de presse normale. Encore plus dans ces grands clubs où tout est analysé, la présence médiatique bien plus grande et ses demandes plus nombreuses.
Relativement et naturellement fragiles face aux hordes de micro et caméras, les entraîneurs et les joueurs choisissent généralement soit de parler la langue de bois, soit, pour ceux qui sont plus à l’aise, de minauder. Prudemment et consciencieusement, ou amusés et provocateurs (globalement tous très sympathiques), ils déclarent prendre les matches les uns après les autres, rester concentrés sur leur objectif, jouer telle partie du tableau, ne pas vouloir parler de l’arbitrage parce qu’ils perdraient leur calme, ou perdre leur calme au contraire, et “faire passer des messages”. Ils deviennent malgré eux complices d’un système rhétorique qui a pris la forme d’un cercle vicieux: aux questions souvent nases (“traditionnelles”) et intéressées (par le clic) on répond en se méfiant, en ironisant ou en exagérant, mais jamais très sincèrement, toujours dans le rôle progressivement élaboré. Et l’incrédulité des interviewés contraint à son tour les intervieweurs à affiner ou marteler les procédés calculateurs, dans le but d’extorquer des citations contenant quelques mots clés (titre, arbitre, salaires, etc.). Et les clubs se méfient ou en jouent encore plus, etc.
Bielsa ne joue pas le jeu...
On se moque volontiers; on sait en même temps qu’il n’est pas facile de sortir de ce système très bien huilé, de manoeuvrer sur des points presse ou des plateaux télé à la mécanique bien réglée, et d’ailleurs assez efficace (on regarde beaucoup ces répétitives choses). Biesa est cependant devenu immédiatement un grain de sable dans ce redoutable engrenage. qui va moins dérailler que tourner complètement à vide face à lui.
On se régale devant l’inadéquation entre le ton neutre, lent, sincère de l’entraîneur, et le sensationnalisme maladroit de ceux qui le sollicitent, à qui il vient parler de temps en temps. Prenons l’exemple de sa réponse complètement naturelle à l’inévitable question de la course au titre: “Nos chances de titre ne se sont pas réduites. Du moment que mathématiquement il y a des possibilités, elles sont toujours en vie.” Bielsa dit quelque chose de tellement logique, sur un ton tellement normal que la déclaration n’avait absolument rien d’une révélation: il y a du coup quelque chose de comique autant que de pathétique à découvrir ce titre sur lequipe.fr: “Bielsa évoque le titre”. Ce n’est pas menteur, il a bien évoqué le titre, mais le lecteur, à qui il est proposé de visionner de larges extraits de la conférence de presse qui parle quasi exclusivement du match, va en avoir pour son temps: Bielsa et son laborieux traducteur ne vont pas contribuer à donner la moindre consistance au sujet annoncé de l’article.
...il parle de jeu
Plus globalement, l’entraîneur argentin prouve qu’on n’est pas nécessairement victime des règles du jeu médiatique. Il se démarque par un premier degré imperturbable, tellement insolite qu’il passerait presque pour de la provocation. Le foot est un jeu, ce n’est pas une raison pour faire mumuse. Il n’est embêté par aucune question, et désolé d’aucune réponse. Il ne voit jamais aucun piège nulle part: il semble se ficher complètement d’anticiper les usages qui seront faits de ses réponses. Bielsa ne regarde les journalistes ni de haut ni en biais – il ne les regarde pas du tout. Il leur répond apparemment sincèrement, jamais nonchalant mais complètement indifférents aux règles tacites de l’intervieweur (“je sais que tu sais que si je te pose telle question c’est parce que j’aimerais entendre tel mot…”). Ils sont alors nombreux à se planter tout seuls en ne remarquant même pas qu’à l’aune de la simplicité de Bielsa, ils paraissent emberlificotés, ni qu’à côté de sa volonté de parler jeu, décisions, interprétations du déroulement du match, leurs centres d’intérêts, leurs priorités, leurs étonnements à eux (il a évoqué le titre!) paraissent caricaturaux, inappropriés, emphatiques.
On n’est pas encore fatigué par le plaisir de voir, chaque semaine, les conférences de presse soumises au rythme tranquille et libre de l’Argentin. Elles ne sont plus ce théâtre où chacun joue le rôle qu’on attend de lui, dans le temps violemment compté que la télévision impose. La méthode Bielsa est d’entrer la danse en véritable stoïcien: il tient son rôle en contrôlant ce qui dépend de lui – contenu, cadence, objectifs. Il impose son style, au point qu’on n’avait jamais été aussi attentif au travail du traducteur. Refusant de jouer au chat et à la souris, Bielsa est devenu le meilleur miroir de la société du spectacle. En argumentant (renvoyant par exemple dans les cordes la thèse de la fatigue des joueurs, qui ne tient pas, puisque les Marseillais courent toujours plus que l’adversaire), il montre que les journalistes sont trop émotifs. En n’utilisant jamais aucun second degré, il révèle leur marché de dupes. Appliqué comme un joueur d’échec, calculateur sans doute mais jamais fantaisiste, il n’est tout simplement pas là pour faire le malin, il est là pour travailler. Quand ce sage montre le ballon, les caméras, évidemment, font le point sur le doigt.